Alt. 200m - 840m.
Le matin, G revient pour me dire au revoir. Il me faut presque une heure pour monter le vélo à pied jusqu'à la petite route, redescendre, puis remonter avec les sacoches. Dans la descente, je dépasse même les voitures !
Dans le village de Quartino, je m'offre une bonne pizza végétarienne avec un Schweppes tonic, et déguste les cerises offertes par G.
De là, débute une montée épouvantable qui semble dater de l'Antiquité. Il s'agit d'un chemin pavé de grosse pierre ronde. Il est presque impossible de rouler dessus d'autant plus qu'il est pentu. La plupart du temps, je pousse le vélo à la main, mais à cause des pierres, la tâche est infernale. Je ne croiserai personne sur cette "route".
Vers 16h30, j'entre dans Lugano, qui penche beaucoup vers le lac. Toute la richesse semble avoir roulé vers le bas. Pas de vieille ville, ici, mais essentiellement des restaurants, des hôtels et des bars chics. Je me pose sur un banc au bord du lac.
Aucune joie ne m'habite, je me demande ce que je fais ici. Me voilà à Lugano, et après ? Ça me fait de belles jambes, et c'est le cas de le dire !
1/200 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Je rêve d'une douche, d'une chambre, d'un lieu accueillant. Juste un rêve ! Je me suis déterminé à ne pas aller dans une auberge. Mon budget fondrait trop vite.
Pas même une minute assis sur ce banc qu'il se met à pleuvoir. Lugano pleure-t-elle de voir débarquer son seul sans-abri ? Je vais m'abriter sous un passage commerçant. Je me repose. Je pense. Je me dis que probablement il y a dans cette ville des personnes qui seraient ravies de me recevoir, mais comment les connaître ? De nos jours, même les algorithmes les plus sophistiqués ne sont pas capables d'engendrer autant de rencontres optimales qu'au temps où les gens passaient leurs fins de journées à l'extérieur, à côtoyer les gens des alentours.
J'ai été naïf. J'avais encore le fantasme des bourgades méditerranéennes des années 90, foisonnantes de gens de tous styles, de vagabonds, d'artistes peintres, de jongleurs… avec un peu partout des squats, des cabanes, des caravanes… un lieu ou une époque où brillaient encore dans les esprits la chaleur humaine, la joie du partage et la curiosité de la différence.
On m'a bien parlé d'un village dans la montagne, à l'ouest du Tessin, où vivent en communauté des gens enclins à une vie simple et proche de la nature. Mais apparemment, ils vivent au rythme des drogues et de la fête, ce que, bien sûr, je fuis.
J'affirme souvent qu'explorer le monde apporte peu, qu'explorer son esprit apporte tout. Qu'est-ce que j'attends pour suivre mon propre conseil ?
Certainement, ce qu'il me reste à faire est de me trouver un endroit paisible et faire d'un logement modeste mon propre monastère. Aujourd'hui, cela me paraît difficile de le faire ici, au Tessin.
Et que faire pour cette nuit qui arrive ? Attendre qu'un ange envoie quelqu'un me secourir ? Le moins que je puisse faire, me dis-je, c'est d'entrer en contact. Je m'informe auprès d'un passant, puis d'un autre. Le premier me conseille d'aller voir la police, l'autre m'affirme qu'il ne connaît pas la ville. Il y a beaucoup d'autres passants, mais je sens qu'ils n'aiment pas être abordés par une personne qu'ils ne connaissent pas.
Je comprends que je ne devrais pas demander, car je ne suis pas un mendiant. Alors j'essaie plutôt de faire comme un renonçant : ne pas importuner qui que ce soit, et se trouver un coin pour dormir.
Quand la pluie se calme, je longe le rivage, partant à la recherche d'un petit abri discret. Au bout d'un quart d'heure, au cœur d'un quartier huppé, je trouve un très joli escalier en colimaçon, entouré d'un vieux mur de pierre qui ressemble à la tourelle d'un ancien rempart. Je m'y installe. La pluie reprend pour à peu près deux heures, que je passe à méditer et à griffonner quelques lignes pour le blog.
Pendant ma méditation, j'entends des pas. Un homme entre dans la cage d'escalier, grommelle quelque chose que je ne comprends pas, puis me lance un "bonsoir !" ferme. J'ouvre alors un œil. Il tient deux gros chiens en laisse. Je lui rend son bonsoir (buona sera), et il s'engage dans l'escalier, qui mène vers une petite église et le haut du quartier. Bien des gens passent, presque tous avec des chiens, de toutes races.
Soudain, un projecteur s'allume dans l'escalier. Il restera allumé toute la nuit. Par chance, il se trouve juste derrière la colonne centrale de l'escalier.
Protégé de la fraîcheur de la nuit par 5 épaisseurs vestimentaires, je m'installe pour dormir, adossé au mur, les jambes sous le vélo.
Je me dis que si personne n'appelle la police, ce serait un miracle. Mais je me sens en harmonie, alors je sais qu'il n'y aura pas de problème. Le défilé canin se poursuit. À se demander si une loi n'oblige pas tous les chiens de la ville à être promenés dans ce secteur.
Je ne trouve pas facilement le sommeil, mais je crois que c'est surtout à cause du solstice, j'y suis sensible comme pour la nouvelle lune.
Peu avant 23 heures, j'aperçois une paire de cuisses bien lisses par en dessous de l'escalier. Une jeune fille en short qui sort son gros chien blanc. Quand on sort brièvement, on n'a pas le temps d'avoir froid. Moi, je serai réveillé quelques fois par le froid en dépit de toutes mes épaisseurs. En tout cas, je suis heureux de penser qu'au moins, tous les autres à Lugano dorment dans de fort bonnes conditions.
En fait, ce n'est pas si mal, même si je ne voudrais pas dormir ainsi plusieurs nuits consécutives.
Il ne pleut plus, il ne fait pas si froid. Pour ne pas être réveillé par les voitures qui passent tout près, j'ai mes boules Quiès. Je mange chaque matin à ma faim. La ville est vide de voyous, je ne cours aucun risque. Je suis sans réel souci.
On me dira le lendemain que si la police trouve une personne sans-logis la nuit, elle est mise dans un wagon pour dormir, et la journée, elle est contrainte de travailler pour l'église.
Ayant bien transpiré, sans douche, je me sens poisseux, ça gratte, dans le pantalon. Les pierres irrégulières me massent le dos. Quelques moustiques me picotent. Des insectes bizarres (dont des espèces de petits mille-pattes) vivant dans le vieux mur me rendent visite, certains me chatouillent gentiment. Je reste tranquille, libre, et ne paie pas un sou pour cet "hôtel improvisé".
Plus j'accepte ma situation, mieux je me sens. Dans ces instants-là, on perçoit combien c'est un grand privilège qui mérite beaucoup de gratitude que d'avoir l'opportunité d'être sous un toit à l'abri des intempéries, en "sécurité", avec de l'eau à disposition pour se laver.
Une fois le sommeil trouvé, mes rêves n'ont rien d'inférieur à ceux des gens qui dorment dans un 5 étoiles. Et je me permets même de croire qu'à mon réveil, je me sentirai beaucoup plus libre, détendu et confiant.
Ainsi s'achève ma traversée de la Suisse à vélo.
Les rêves ne sont pas toujours faits pour être suivis. Ou alors, il faut apprendre à bien les interpréter.
En jaune, l'itinéraire parcouru en vélo.
Ce matin, mon hôte me laisse seul. Quel doux bonheur d'être seul dans la nature, sans électricité, sans bruit et sans distraction. Ne rien faire est tellement plus enrichissant que de courir de partout !
Je découvre que mon pot de lait a gonflé sous le soleil, au point de se percer. Une partie a coulé dans le sac, mais les ⅔ sont encore dans le pot. Par contre, ce n'est plus du lait, c'est du yogourt. Il est très bon, alors je l'incorpore aux céréales.
Je ne peux pas avancer le blog – déjà bien en retard –, car sans électricité, je ne peux recharger ma batterie. Il ne reste que 40 % que je dois précieusement garder pour l'étape du lendemain. Je profite alors de l'occasion pour bien me reposer. J'essaie de méditer, mais je n'y parviens que très peu, car mon énergie est trop faible pour pouvoir méditer correctement.
Par un chemin un peu dangereux, on accède à un hôtel. Assis sur une souche, j'arrive à me connecter au réseau de l'établissement, tout juste pour publier le post du 16, préparer mon itinéraire du lendemain et constater aucune nouvelle invitation d'hébergement.
Le matin, je consulte l'application pour les hébergements. J'avais copieusement bombardé tout le Tessin de demandes, et je reçois deux réponses favorables. L'un me dit :
L'autre m'indique :
J'échange quelques mots avec ce dernier et nous nous fixons rendez-vous.
Avant de récupérer mon vélo dans la réception, je passe vite fait au supermarché de la grande place. Je ne m'arrête même pas au rayon fromage (à part pour prendre vite fait une tomme de vache et une de chèvre), où des Gorgonzola tout frais me font des clins d'œil. Après cela, je me rends de l'autre côté du lac (15 km), et cherche un coin pour pique-niquer. Il y a beaucoup de voitures, mais je parviens à trouver un endroit en retrait, qui semble perdu et sauvage, avec une belle petite cascade.
Une femme est assise là, sur un rocher, en pleine méditation. Je sors mon tapis en tissu et fais de même. Ensuite, je me prépare une bonne salade. À l'aide de ma planche à découper et de mes couteaux, je coupe oignon, avocat, tomate, salade, que je mélange avec de la moutarde à l'ancienne, de l'huile d'olive, des graines de tournesol, des graines de courge et des noix. Je mets au frais mon jus de fruits et mon eau dans la rivière.
En arrivant au rendez-vous, mon nouvel hébergeur me propose une baignade, il connaît un coin tranquille. "Personne ne vient ici", m'assure-t-il. Alors on entre nus dans l'eau si bonne du lac. À cet instant, deux femmes suisses allemandes arrivent. Mon hôte les prévient de notre absence de tenue. Contentes de se montrer ouvertes, elles s'exclament que c'est ce qu'il y a de mieux, que rien ne vaut le naturel… Cependant, elles, se mettent en maillot de bain.
Peu après, G me propose de regagner sa maison d'été. Comme je suis à vélo, il me montre l'adresse sur l'écran. C'est une route terrible, 600 m de dénivelé d'un seul coup, en 7,5 km. Après 200 km en deux jours, c'est une méchante épreuve.
Il me faut deux heures pour venir à bout de ce calvaire. Ensuite, il faut encore descendre un sentier de 500 m fait presque que d'escaliers.
La maison d'été est une vieille petite masure de pierres, entourée de châtaigniers, bouleaux, cerisiers et noyers.
Loin des routes, le lieu est calme et silencieux. Nous sommes juste en face de Locarno, que nous distinguons intégralement, grâce à la position dominante dont nous bénéficions au-dessus du lac.
Après une douche froide, nous discutons. G ne veut pas qu'on photographie l'endroit. Il m'invite à rester plusieurs jours. Je me serais volontiers reposé au moins 3 jours, mais comme il n'y a pas de magasin dans les environs et qu'il ne me reste de la nourriture que pour un jour (+ 2 petits-déj'), je ne resterai que deux nuits.
L'endroit se trouve sur la même carte que celle du post ci-dessous.
Bonne douche, bon dodo, bonne recharge de la batterie, bon Wi-Fi et petit-déjeûner couci-couça. Rationnement à un seul tout petit croissant, chocolat chimique à l'eau, les 3 étoiles ne sont plus ce qu'ils étaient. Et pas de frigo dans la chambre !
Aujourd'hui, je suis vide d'énergie. Je ne voulais même pas faire 1 km, mais j'en ferai 79. Grande descente pour commencer. La veille m'a coûté tant d'énergie que je n'en n'ai plus pour aujourd'hui. Pédaler demande un grand effort, même sur du plat. Je ne fais plus trop attention aux voitures, mais je sais qu'on ne risque pas de me faucher. Les gens ont trop peur d'abîmer leur carrosserie.
Pique-nique en compagnie d'un cheval blanc qui m'observe avec curiosité. Je termine avec un yogourt que je me trimbale depuis Berne. Aucun problème. Pourtant, le soleil tape dur sur mes sacs noirs, et je trouve rarement un frigo pour la nuit. Même le beurre est encore très bon ; je l'ai depuis Genève… Rien de tel que les vaches suisses !
Quand je parviens – péniblement – à Bellinzona (3e ville, mais capitale du Tessin), je me donne quand même la peine de monter jusqu'au vieux château qui domine toute la ville.
Vue depuis le vieux château au cœur et en haut de la ville.
Je pressens que je ne trouverai pas d'hébergement libre, par ici, et pour ne rien arranger, la fatigue déjà lourde s'accumule.
Encore, je suis prêt à sacrifier des sous pour un hôtel. Mais quitte à passer la nuit dehors, je suis déterminé à ne pas payer plus de 45F la nuit.
À l'office du tourisme, une femme cherche sur son ordinateur. Elle me trouve l'hôtel le moins cher de la ville : 68F. J'indique que c'est trop cher.
Après un bon quart d'heure, elle m'écrit une adresse à Locarno, 25 km plus loin, où je peux dormir pour 65F. Je dois avoir une tête à effectuer 25 km pour gagner 3 francs ! Afin de ne pas la mettre dans l'embarras, je la remercie chaleureusement et me rends malgré tout à Locarno.
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Vous vous en doutez, pour moi, cette richesse-là, on peut la jeter comme un vilain poison. La seule richesse que je recherche, c'est celle du cœur et de l'esprit.
Avant de gagner le centre, je stoppe à une barrière ferroviaire, juste à côté d'une dame en vélo. Elle me contemple, ainsi que ma monture et mon équipement, avec un regard pénétrant et s'enthousiasme :
Je vais dans une auberge que Google m'avait indiquée. Elle se situe dans un coin calme de la vieille ville, à seulement 100 m de la grande place. Un emplacement idéal.
Deux types discutent dehors, assis près de l'entrée. L'un s'approche de moi et me salue. C'est l'aubergiste. Il me fait entrer dans la réception. Je réalise que je n'ai pas mis le masque. De toute façon, tout comme moi, l'aubergiste semble n'avoir rien à secouer de ce masque, qui ne sert qu'à récolter toutes les bactéries et virus qui traînent et nous les faire respirer avec notre azote.
Je m'attendais à une ambiance "colonies de vacances", où tout le monde bavarde avec tout le monde. Le dortoir compte une dizaine de lits, mais nous ne sommes que trois. Chacun des deux reste sur son petit écran. Pas même un regard. Au moins, je peux me reposer.
2 étapes difficiles en une, de 8h à 21h, sous un soleil plombant. Si on m'avait dit ça le matin même, je ne l'aurais jamais cru ! Je ne le referai plus, car je préfère éviter les extrêmes.
Me voilà dans le Tessin (la Suisse italienne).
Il y a dans mon esprit comme une petite étincelle adolescente inconsciente qui me fait adopter au guidon un comportement peu raisonnable. Souvent, je prends des risques, en évitant de m'arrêter aux stops, afin de ne pas perdre mon élan, en passant par le passage étroit entre deux files de voitures, en slalomant entre piétons et cyclistes à vive allure, en coupant un carrefour en diagonale, etc.
Souvent, sans même prendre de risque, le danger m'effleure. Chaque jour, j'évite des obstacles de justesse. Cela me fait dire que si mon heure devait arriver, "le karma a l'embarras du choix" pour trouver une passerelle.
Ce matin, afin d'éviter une bouteille de verre en morceaux, j'ai procédé à un vif écart vers la gauche. Au même moment un camion m'a frôlé de quelques centimètres. On ne les entend pas arriver, ces camions.
Plus tard, pour ne pas perdre mon élan j'hésite à couper la route devant une voiture, pensant que j'ai bien le temps (d'où je suis, je ne perçois pas sa vitesse). Comme il s'agit d'une Porsche toute plate, je me dis qu'il vaut peut-être mieux jouer la prudence, alors je freine. Quand je vois le bolide filer comme une roquette, je réalise qu'elle aurait dû planter les freins dans un bruit de film américain, ou alors j'aurai terminé l'étape dans une ambulance.
Je roule volontiers au milieu de la route, car il y a beaucoup moins d'aspérités. Je jette souvent un œil en arrière, prêt à passer sur le trottoir pour laisser passer les gros véhicules. Par contre, souvent, je n'entends pas arriver les voitures, qui ne klaxonnent quasiment jamais. Dans les pays riches, le klaxon ne sert qu'à trois choses : les mariages, les championnats de foot et les élections présidentielles.
Vers midi, je parviens à Schwyz, là où j'ai prévu de passer la nuit.
Ici, c'est la Suisse profonde, le centre du cœur du milieu de l'essence de la Suisse. Ce n'est presque pas exagéré de dire qu'ici, même un Suisse est un étranger, s'il n'est pas né et originaire de ce canton depuis au moins sept générations.
Sur la façade du bâtiment principal de la grande place au cœur de la ville de Schwyz – capitale du canton du même nom –, une peinture raconte la fondation de la Suisse.
Hôtels chers, lieux touristiques et le reste tout fermé (dans tous les sens du terme), tout beau soit-il, ce lieu n'est pas fait pour accueillir un ascète itinérant. Il est tôt, je poursuis ma route.
J'arrive dans des villages de plus en plus petits et de plus en plus hauts. Chacun d'eux est si vide qu'un cimetière paraît beaucoup plus vivant. La route ne fait que grimper, je suis épuisé. Bien que je m'efforce de rester présent à chaque instant, je rêve quand même d'une douche et d'un repos bien mérité à l'abri.
Je sais que je ne trouverai rien, alors je décide d'aller à l'hôtel. Une fois n'est pas coutume ! Si j'ai quelque sous, ce n'est pas un hasard, même si je préfère les garder pour offrir à manger à mes hôtes. Mais ici, les hôtels sont chers. J'en vois un qui annonce 610 francs la nuit (100F = 91€).
Ma batterie n'est plus qu'à 7 %. Dans un restaurant, je demande à la recharger un peu, mais on me dit qu'il faut consommer d'abord. Je poursuis alors, le smartphone éteint. De toute façon, il n'y a qu'une seule route à suivre.
J'arrive à Göschenen, dernier lieu avant de franchir la montagne par en dessous et la barrière du röshti par la même occasion. Il y a deux hôtels de luxe et un pas cher, mais ce dernier est fermé. Il est donc temps de passer de l'autre côté, un côté que j'ose croire plus vivant, plus accueillant, plus humain. Je m'engouffre alors pour 10 mn dans ce tunnel ferroviaire de 17 km : le Gothard.
1/200 000 – Swisstopo (jaune = tunnel ferroviaire du Gothard)
1 = Göschenen ; 2 = Airolo ; 3 = Quinto.
Remarque : Sur la carte de la Suisse, le tunnel du Gothard est en violet
Quand le contrôleur arrive, je lui demande à acheter un billet, mais il me dit qu'il aurait fallu l'acheter avant de monter dans le train. Je lui rétorque que la gare était déserte et dépourvue d'un distributeur automatique. Il me délivre alors un billet pour moi (3,40F), et me dit que pour le vélo, il m'en fait cadeau (normalement, il faut payer 14F pour un vélo).
Je débarque ainsi à Airolo, et pédale encore une dizaine de kilomètres, jusqu'à Quinto, en finissant sur une montée abrupte, pour arriver dans un hôtel à bas prix dont les chambres sont des cabanes en bois et où j'avais prévu de passer la nuit suivante. Il est 21 heures. À mon désarroi, tout est fermé. À tout hasard, j'essaie d'ouvrir quelque portes, mais elles sont toutes bouclées.
Juste avant la montée, j'avais repéré un grand hôtel, alors je m'y rends. Nouveau désarroi : il s'agit d'un 3 étoiles. J'entre quand même, on verra bien.
Je me dis que ça vaut bien une étape double. Si j'avais mis deux jours pour arriver là j'aurais sûrement dû me payer deux auberges à 40F chacune. Et 78F pour un 3 étoiles en Suisse, ça reste très bon marché, quand bien même je dors par terre.
Ouf.
Ce matin, j'ai longé tout le lac de Zurich. Je m'attendais donc à un maximum de plat, mais ce fut loin d'être le cas. Comme sur la Côte d'Azur, la route se trouvait parfois tout près du rivage tout en étant bien haute.
Parvenu dans la commune d'Eschenbach, je me rends à l'adresse de la personne qui m'a invité, mais sur la boîte aux lettres se trouve un autre nom (je ne me suis pas trompé d'adresse). Je sonne tout de même, une femme au regard hostile ouvre la porte. Elle ne connait pas mon hôte et refuse de m'aider (pour le contacter). Au bout de trois autres personnes, je trouve une âme charitable qui me prête son téléphone. Après avoir composé le numéro, j'entends "Ce numéro n'est pas attribué…” Mon hôte n'est-il qu'un farceur ?
Le passant me dit que le premier chiffre ne doit pas être composé. Quand j'obtiens enfin mon hôte, il s'excuse ; il avait écrit 14 au lieu de 24 pour le numéro de la rue. Trois minutes plus tard, je suis accueilli dans une maison avec un grand jardin. Nous cuisinons et prenons le repas.
Je fais pleuvoir les demandes d'hébergement, mais je ne reçois plus la moindre proposition. Si je songe aux nuits qui viennent, il n'y a pas de quoi se réjouir. Restons alors bien plongés dans l'instant présent, sans crainte ni attente.
1/ 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Eschenbach se trouve en haut à droite sur la carte. Ce soir, mon hôte m'emmène visiter Rapperswill (à gauche sur la carte et photo ci-dessous), que je n'ai fait que traverser.
Monastère capucin, au bout et en haut de la vieille ville.
Demain matin, je couperai le lac (voir le pont sur la carte et la photo ci-dessous).
Demain, l'étape s'annonce difficile. Après-demain, ce sera LA pire, plutôt une épreuve qu'une étape. De belles expériences en perspective !
Ce soir, pour ma dernière nuit à Zurich, je suis hébergé par la fille de vieux amis. Elle semble s'intéresser au "travail de nettoyage intérieur", c'est réjouissant.
Dès demain, je ne ferai plus qu'aller vers le sud, traversant toute la barrière alpine…
Lorsqu'on voyage et qu'on rencontre des personnes différentes de soi, on apprend des choses utiles sur la vie, surtout quand on voit le monde avec le troisième œil. Mais il ne faudrait tout de même pas voyager trop souvent, car pierre qui roule n'amasse pas mousse.
Dominant le vieux Zurich, le plus grand cadran d'Europe.
Mon hôte précédent, qui s'intéresse de près aux choses de l'esprit, indiquait à deux amis amateurs de canabis qu'il ne voulait plus fumer de cette plante, qu'à présent, ça le rendait mal et anxieux. Plus tard, il me parlait de "la beauté de la vie", alors je lui expliquait que les plaisirs ne sont qu'une illusion qui nous empêche de voir que la vie n'est que misère.
Comme je lui disais ce matin : Quand on progresse sur la voie du détachement, nous distinguons de plus en plus l'aspect miséreux des choses que nous aimions tant, d'abord les choses grossières, puis plus subtiles. Un jour, le sexe nous apparaît absurde, un jour la musique, etc. Finalement, un jour, comme le canabis nous apparaît misérable et indésirable, cela nous fait la même chose avec la vie. Alors nous faisons le nécessaire pour nous extirper de ce piège sans fond.
Précision importante : Quand on perçoit le côté misérable de l'existence, on est beaucoup moins miséreux que ceux qui ne le perçoivent pas. Et c'est bien compréhensible : on voit le feu, alors on ne se brûle plus.
Petite trempette dans le lac, mais pas longtemps car l'eau est encore bien fraîche.
Les tramways zurichois sont plus vieux que moi et fonctionnent encore parfaitement bien.
Si Kassinou me voyait mettre une photo de tram, il ricanerait à pleines babines. Pourtant, n'est-ce pas là une belle image pour illustrer l'esprit sage qui, au fil du temps, avance durablement et paisiblement vers la bonne direction, en restant bien sur les rails ?
Depuis plusieurs jours, je demeure dans l'incertitude ; je ne découvre qu'au dernier moment une possibilité d'hébergement, une solution qui m'évite de passer la nuit dehors, sans toit, sans couverture, sans douche, sans toilettes, sans eau, sans lieu sécurisé pour mes affaires… Je pourrais passer tout mon temps torturé par l'inquiétude. À quoi bon ? Si je reste dans l'instant présent, je vois que je ne manque jamais de rien !
Hier soir, en méditant au milieu de ce tranquille appartement blanc lucernois, je me demande : pourquoi ne pas y demeurer un jour de plus ? Pourquoi quitter de si bonnes conditions ?
Pour une même destination, j'envoyais des demandes d'hébergement par 2, puis par 4, enfin, par 12 à la fois. Sur plus d'une trentaine de demandes pour loger à Zurich à la même date, pas une seule réponse positive. Tant mieux, pour une fois ! Comme ça, je reste une troisième nuit ici.
Ce matin, pour la seule fois où je n'espérais pas de réponse, j'ai reçu deux "oui". Allons-y donc, il serait absurde de refuser. Je pars donc pour Zurich chez l'un d'eux. Pour l'autre, il s'agit d'une excellente erreur ; le hasard n'existe pas. Il se trouve en fait à 40 km de Zurich, sur mon itinéraire, dans un coin où il est presque impossible de trouver un hébergeur. Avant de m'y rendre, je resterai 3 nuits à Zurich. C'est parti !
Ça chauffe, ça tape, ça cogne. Je ne vois plus l'écran de mon smartphone, seulement les empreintes de mes doigts. Je rate souvent les embranchements. En tout cas, je préfère le soleil à la pluie. Au moins, je roule bien. Mes jambes ont fini par s'adapter à l'effort.
Maintenant, je croque les kilomètres comme du gâteau au chocolat. Je pourrais me faire le Mont-Blanc en moins de 10 minutes avec 50 litres de lait accrochés au porte-bagage !
En Suisse, les pistes cyclables sont plus lisses que les autoroutes birmanes (pardon : que L'autoroute birmane).
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Avant 16 heures, j'entre dans Zurich, où je suis salué par son lac mirroitant et ses majestueux bâtiments ornés. Je croise deux Rolls et trois Ferraris. Pas de doute, la misère ne règne pas, par ici.
Je parviens chez mon hôte, dont l'accueil, l'écoute et la gentillesse sont sans égal ! Il partage avec trois autres personnes le vaste second et dernier étage d'une bien charmante maison, avec carrelages à l'ancienne et vitraux dans la cage d'escalier, sur les hauteurs de la ville, près de la forêt (en haut à droite sur la carte).
L'arbre qu'on voit sur l'image est uni à la maison. Ses branches protectrices grimpent jusqu'au toit, où il encercle complètement la terrasse. Le mois dernier, me dit mon hôte, il s'était couvert de fleurs blanches.
Le soir, sur la terrasse, barbecue party avec une vingtaine de personnes, dont cinq Français. Non occupé à manger, boire ou fumer, j'ai tout le loisir de répondre aux interrogations qu'on m'adresse. Sujet de discussion principal : Le détachement, l'isolement, la vie monastique, l'illusion des plaisirs…
Tard pour moi, tôt pour les autres, je vais dormir, dans la maison, donc sous le grand arbre.
Courses, cuisine, lessive, repos, envoi de quelques messages pour recevoir l'hospitalité, une denrée rare de nos jours, dans nos contrées.
À cause du rhume des foins, je vais acheter un médicament, dans la pharmacie la plus proche. On dirait un commerce royal des siècles passés. Cette pharmacie ressemble à un musée. Elle est sans doute la plus belle que j'ai connue. (non, ce n'est pas mon vélo sur la photo, ce jour-là, je n'y touche pas)
Mon hôte vaque à ses occupations et ne discute presque pas. Il part pour quelques jours et me laisse les clés, ajoutant que je peux rester une ou deux nuits supplémentaires. Me voilà donc seul dans un bel appart propre, épuré, presque tout blanc. Les livres sont rangés par couleur.
L'après-midi, je flâne un peu pour me reposer, médite un peu… Demain, après la méditation et le petit-déjeuner, on verra bien. Demain est un autre jour, l'instant suivant est un autre instant.
Je me remettrai tout de même en selle demain, mais je ne sais jusqu'où.
Tout à l'heure, dans la vieille ville, je songeais qu'il devait bien se trouver un peu partout des âmes ouvertes aux échanges, mais le fait est que je n'en rencontre pas. Acceptons-le, et constatons ce petit attachement qui traîne : le fait d'apprécier les contacts faciles, typiquement comme dans les villages des régions méditerranéennes.
Mon hôte n'a parlé que pendant le repas, le seul moment où je préfère rester silencieux. En tout cas, ce qu'il m'a dit me donne de l'espoir. Il a indiqué que dans le Tessin, comparé au reste de la Suisse, les gens vivent très simplement.
Hé oui, je suis un touriste qui photographie avec son smartphone pour vous donner des images que vous avez déjà vues partout !
Un long rempart domine une partie de la vieille ville. Tout au long, sont bâties des tours dans lesquelles on peut monter, et c'est ce que j'ai fait. La construction a commencé au 13e siècle. Les murs font près d'1,5 m d'épaisseur. L'intérieur est vide. De quoi se sentir dans un vrai monastère. Quel bonheur !
La clé de mon cadenas tombe par terre, à 1 cm d'une bouche d'égout. Le début commence en pente forte, jusqu'au col du Brünig, 1008 m.
Le décor depuis la route et les chemins sont un enchantement. Je longe un lac, puis un autre, et d'autres encore, plus turquoise les uns que les autres. Au bord d'un d'eux, je pique-nique avec des poules d'eau dont j'adore le gloussement.
Un peu plus tard, j'entre dans Lucerne, après une journée de 58 km et pas des moindres.
Lac de Lunger, entre Interlaken et Lucerne.
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Comme partout, toute la vieille ville est monopolisée par les commerces de luxe, les restaurants touristiques et les enseignes internationales. Pour moi, cela est dénué de charme et d'intérêt, même si tout est bien propre et bien joli. J'irai jusqu'à dire que c'est stérile, dépourvu de vie. Je ne sens moins seul dans une forêt. Dans ces villes, chacun fait ce que la publicité et les applis lui dictent de faire. Si on aborde quelqu'un avec bienveillance, tout se ferme comme un rideau de fer qui tombe : "Pourquoi me parle-t-il, celui-là, ce n'est pas prévu…". J'exagère à peine.
Par chance, j'ai trouvé un hébergeur pour le soir. Comme j'arrive un peu trop tôt chez lui, je vais méditer une heure dans la forêt voisine, un endroit plein d'arbres et si vivant !
Je passe beaucoup de temps à envoyer des messages sur une application (Couchsurfing) à des gens qui sont supposés aimer héberger les voyageurs de passage, mais je ne reçois que des réponses négatives. Par gentillesse, la personne qui m'héberge (le premier Suisse inconnu qui n'accepte chez lui !) est d'accord pour que je reste une seconde nuit. J'ai besoin de repos, et de temps pour écrire ce présent texte.
Je dors bien, dans ce dortoir pour sans-abri. Un vieil Algérien converse avec moi. Il s'étonne qu'il nous faille employer l'anglais quand je parle avec l'employé, alors que nous sommes tous deux Suisses. Il déplore que les Birmans sont méchants avec les musulmans. Alors je lui explique que ce sont les militaires et qu'à présent, ils s'en prennent à la population entière.
Ici, les cuillères sont trouées. Connaissez-vous la raison ? C'est pour éviter que les toxicomanes ne les embarquent.
Ici et ailleurs, on me prend souvent pour un Pakistanais ou un Arabe, avec ma barbe, mon bronzage et mon regard acéré.
Je pédale jusqu'à Interlaken, où je fais quelques courses, avant d'aller pique-niquer dans la forêt voisine, avec mes amis volatiles. Quand je commence à préparer la salade, je m'aperçois que la laitue n'est plus là. Elle est tombée en route, comme elle dépassait de la sacoche… Ma salade sans salade reste un pur délice.
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
À l'Armée du Salut, j'apprends qu'il n'y a pas de dortoir. Je suis à la rue. J'essaie de sympathiser avec les gens que je croise, mais sitôt que j'évoque le fait que je cherche un abri pour la nuit, ils remballent leur sourire et se crispent. On est loin de l'hospitalité spontanée à la birmane.
Comme on est encore en début d'après-midi, je décide de poursuivre ma route. Rapidement, ça grimpe, ça grimpe, ça grimpe. Le paysage est époustouflant.
Mais ça redescend rudement, puis ça regrimpe, et ainsi de suite. Dire que j'ai fait des achats dans l'idée de les partager avant de reprendre la route. Du coup, en plus de mes sacoches habituelles, je me retrouve lésté de 2 kg d'oranges, un litre de jus de fruits, des avocats, des nectarines…
Un panneau que je ne trouve pas particulièrement rassurant…
Après 58 km depuis la matinée, finissant par une rude montée et encore de la pluie, j'aboutis dans un village bien charmant mais vide (à cause de la pluie). Les maisons sont de gros chalets en bois noir serrés les uns contre les autres. Il est trop tard pour continuer. Il n'y a qu'une route qui monte jusqu'à un col de 1000 m, il pleut encore, et je suis exténué. Je me demande bien ce que va me réserver mon karma, prêt à faire face aux plus difficiles situations.
Je m'engouffre dans une ruelle au hasard. J'aperçois un homme qui bricole devant sa maison. Je rêve d'un abri, d'une douche, mais je commence par une question légère : si je peux recharger ma batterie. Il accepte et me sert une tasse d'eau chaude pour une tisane, mais à l'extérieur. Assis sur le perron, je m'apprête à lui envoyer la question qui fait perdre le sourire, mais par bonheur, c'est lui qui me demande :
Apprenant ma situation, il m'emmène plus loin dans la même rue. Je découvre un petit gîte confortable et chaleureux, qui héberge les pèlerins pour une petite somme. Deux dames prennent soin de moi mieux que dans un 5 étoiles.
…Mais sans toit. Je me suis donc rendu à l'Armée du Salut, et on m'a remis un bon pour aller dormir dans un centre non loin de là.
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Pic-nic dans un parc. Des oiseaux s'approchent pour picorer quelques-unes de mes miettes. Ils sont comme moi. il ne font rien d'autre que d'être libres, et pour subvenir à leurs besoins, ils ne font que récupérer les miettes que les autres les inévitablement – surtout dans un pays où l'abondance est telle.
La Suisse
Moi
Aujourd'hui, repos. Quelques courses, petites réparations sur le vélo, puis, à part écrire ces quelques lignes, je reste assis sur une chaise, et… je ne fais rien du tout. Quel bonheur !
Quand je médite, je vois parfois que la vie n'est qu'un jeu – un jeu qui peut être parfois très pénible. En ne faisant rien au milieu du tout, en renonçant à tout, c'est comme si on montrait qu'on voulait arrêter de jouer. Alors, naturellement, peu à peu, tout se détache, se défait, se décolle, s'effrite, se déconstruit, se calme, se dissipe.
Comme je ne suis pas parvenu à trouver un hébergeur pour la prochaine étape (ni même pour la suivante), je vais tenter d'aller à l'Armée du Salut. Ce sera peut-être aussi l'occasion de faire un peu de bénévolat. Espérons qu'ils soient d'accord de recevoir un cycliste…
Berne, la capitale fédérale et du canton de Berne, dont le drapeau est un ours (ours au pluriel se prononce ici comme "bern").
Voilà, maintenant je suis un étranger! Désormais et jusqu'aux dernières étapes, tout le monde parle allemand, ou plus exactement le suisse-allemand, qui est un dialecte germanique (qui change dans chaque canton). C'est à peine si je bredouille quelques phrases d'allemand, mais ici, nombreux sont ceux qui comprennent le français, ou au pire l'anglais.
Après de rudes grimpées, je parviens à 7 km au bord de Berne, où je suis une fois de plus, bien accueilli. Je reste deux nuits avant de poursuivre.
1/25 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Jour suivant : repos
Pédalage toute la matinée sous la pluie. J'ai toujours détesté ça, mais en me focalisant sur les aspects bénéfiques, je parviens à demeurer heureux. Il a commencé à pleuvoir au départ, et bien sûr, les dernières gouttes ont cessé à mon arrivée.
La météo annonce un meilleur temps pour les jours suivants. Le hic, c'est que même elle n'est pas en mesure de prévenir l'avenir sans se tromper…
Il s'agit d'une ville bilingue, près de 20 % des habitants sont suisses allemands.
1/50 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Une fois encore, je suis fort bien accueilli par mon hôte. Dans son appartement poussent des salades, des orties et toutes sortes d'autres plantes qui se mangent ou se boivent.
Après avoir traversé le jardin botanique, et avoir pénétré dans une serre chaude et humide, pleine de plantes tropicales (une impression de me retrouver en Birmanie), j'ai visité le musée d'histoire naturelle. En contemplant les squelettes d'espèces variées, j'ai constaté à quel point chacune d'elles, à travers l'évolution, cherche à sa façon la perfection physique qui, de toute évidence, n'existe pas ! Comme pour la religion ou pour un tas d'autres choses, chacun doit penser qu'il est le plus juste, le plus abouti.
Peut-être que chaque espèce est bien adaptée à son environnement, mais si elle se retrouve coincée dans un autre, elle meurt, ou dans le meilleur des cas, elle sera bien handicapée.
C'est étrange de voir tous ces animaux, de toutes tailles, empaillés, y compris des dizaines d'espèces de primates, et pas un seul humain. Pour cette dernière espèce, on pouvait toutefois en voir bon nombre de spécimens vivants, à commencer par moi-même. Et je dois reconnaître que cela m'arrange assez que ceux que j'ai croisés nez à nez, comme le loup, le tigre, le crocodile, le rhinocéros, le python de six mètres et tant d'autres n'étaient pas en vie.
Dès le 6, je franchirai "la barrière du rösti". C'est ainsi qu'on appelle la séparation entre les zones francophone et germanique en Suisse. Les röstis (prononcer "reuchti") sont une spécialité de pommes de terre grillées. C'est à la Suisse alémanique ce que la choucroute est à l'Alsace.
Aujourd'hui, je me contente de 11 km à vélo – à vide – pour aller chercher du pain… et un peu de gruyère ! (J'entends Kassinou siffler dans mes oreilles…) Je passe le prendre auprès d'un paysan qui le fait lui-même, mais il est aidé par ses vaches, tout de même.
Ici, à Gruyères, quand on veut du gruyère, on demande "du fromage".
Montée éprouvante, jusqu'à 15°, pour atteindre Chardonne, qui domine le paysage typique de la région : une étendue à perte d'horizon de champs de poisons, le plus souvent fortement inclinés. En fait, il s'agit de raisin, mais il est rarement utilisé pour en faire du raisin, du jus ou des raisins secs.
Après d'autres belles grimpées et 44 km de pédalage, j'arrive au cœur du pays du fromage, dans le charmant village médiéval de Gruyères.
1/7 000 – Swisstopo
Je vous vois sourire. Non non, je n'ai pas fait de détour, Gruyères se trouve sur l'itinéraire Vevey Fribourg Berne. De plus, y demeure l'amie d'un cousin qui m'accueille dans sa bâtisse-donjon datant de 1680, elle-même issue du vieux rempart.
Austère, d'un imbriquement de bois massif, selon une architecture inhabituelle, la maison de mon hôte a tout d'un monastère, silence et atmosphère paisible incluses.
Le 4 juin, je reste ici. Une seconde nuit au "monastère" de Gruyères fera du bien à mes jambes comme à mon esprit.
Sur la piste cyclable qui longe le lac, j'aperçois un jeune homme en méditation assise, sous un arbre, son vélo posé contre le tronc.
Mon vieux tonton file bon train, pas le temps de traîner ! C'est tout juste si j'arrive à le suivre, avec mon vélo chargé comme un bourricot.
1/50 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Retrouvailles avec d'anciens amis, dont le fils est un champion cycliste, formateur de jeunes cyclistes pour la compétition. Difficile de rêver mieux pour bénéficier de quelques beaux conseils sur le vélo et son entretien.
À gauche, mon "cheval", sans son chargement. À droite, le plus célèbre cinéaste de l'histoire.
Que regarde-t-il ? Une fourchette !
Pourquoi cela? C'est que derrière monsieur Chaplin se trouve le musée de l'alimentation (fondé par Nestlé).
Quand il y a une descente, je garde à l'esprit que c'est tout ça qu'il va falloir remonter. Les descentes sont comparables aux plaisirs. Après une descente, il peut s'en trouver d'autres, mais à un moment donné, inévitablement, il faudra les payer avec des montées.
Le sage qui a encore des attachements freine et évite la descente, il recherche les endroits plats. Et quand la descente est inévitable, il ralentit et reste vigilant. Le sage détaché demeure immobile, il ne connaît plus de descentes, et par conséquent, plus de montées non plus.
Cela n'est qu'une image, car vous pouvez vous en douter, le vélo peut être pratiqué sans plaisir ni déplaisir, juste pour le bien-être, le sport, ou comme simple moyen de transport humble et écologique.
1/100 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Le 2 au matin, nous (oui, "nous") suivrons la ligne bleue du bas, que nous rejoindrons depuis Renens.
Après 25 km à travers champs et villages, je laisse mes sacoches chez mon tonton, à Renens, puis fais un aller-retour à Lausanne avec un vélo tout léger. Je rencontre mon ami Thierry, qui a traduit et écrit des ouvrages parmi les plus clairs, les plus pragmatiques et les plus complets que je connaisse sur la méditation et le bouddhisme.
Il me fait cadeau de trois perles que, pour la durée de mon périple, je laisse chez mon oncle. Bien que de foi chrétienne, mais sachant voir au-delà de la religion, tonton se montre fort enthousiaste à cette lecture :
À propos de voir au-delà de la religion, Thierry expose une image éloquente : L'échelle n'est qu'un outil qui nous permet d'aller en haut. Une fois en haut on a plus besoin de l'échelle, on peut la jeter. Néanmoins, nombreux sont ceux qui, au lieu de s'en servir pour grimper, la vénèrent, l'enduisent de peinture dorée, etc. Ils en font une religion.
Ce matin, ma petite sœur – masseuse thérapeute qui m'a prodigué de précieux conseils pour mes courbatures – m'a accompagné sur les premiers kilomètres, avant de partir au travail. Demain, c'est tonton, du haut de ses 74 ans, qui fera toute l'étape avec moi.
Non merci, l'eau me convient fort bien. Et je ne me mets jamais la pression.
La "méditation vélo" est une bonne méditation, bonne pour le corps, qui plus est ! Bien sûr, toute opportunité est bonne pour la méditation.
J'essaie de ne pas penser à la fin de l'étape, ni à la fin de telle montée, ni même au coup de pédale suivant. Il est difficile de ne pas vouloir apprécier en avance un moment de détente future, et d'autant plus lorsque ce moment est proche. Pourtant, quand l'esprit demeure dans l'instant, il apprécie chaque moment tel qu'il est. De plus, il est épargné de la contrainte de l'attente d'un moment aussi incertain qu'éloigné.
À peine quelques kilomètres après Genève et je réalise pourquoi j'avais si mal aux genoux il y a 10 jours, lorsque je me suis entraîné sur 60 km, avec une côte à plus de 1000 m d'altitude. Durant cinq jours, je ne pouvais presque plus marcher.
Papa m'avait écrit "Tu dois monter ta selle". Je pensais que ça irait, qu'une selle plus basse était bien pour le cou. À la fin de l'étape, aujourd'hui, j'ai sauté sur la première clé pour remonter ma selle, et maintenant tout est parfait !
Comme quoi, un papa c'est fait pour prodiguer des bons conseils à son fils, et un fils c'est fait pour bien suivre les conseils de son papa !
1/25 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Ayant aperçu une longue branche sur la piste cyclable, j'ai voulu l'éjecter sur le rebord à l'aide d'un coup de pied, car je ne voulais pas perdre de ma vitesse. Et bling ! sur mes orteils (je porte des sandalettes). La branche était en métal lourd ; c'était un vieux tuyau d'échappement.
Le départ est prévu pour le 31 mai au matin, depuis la 2e ville de Suisse, où je me trouve depuis un certain temps.
1/50 000 – Swisstopo (bleu = pistes cyclables)
Sur le losange blanc, il y a un marché aux puces où j'ai trouvé de superbes vieilles fripes marron à 2 balles, dont mon bas de pyjama.
La façade de l'immeuble social où je réside à Genève, qui fut un squat pendant longtemps.
Les quatre premiers jours du voyage, je serai hébergé par des personnes de ma connaissance. Dès lors et jusqu'à la fin, c'est l'inconnu. Je contacterai quelques jours en avance ceux et celles qui hébergent volontiers les voyageurs de passage. Si j'évite de me retrouver à la rue la nuit, c'est plus pour la sécurité du vélo que parce que je n'ai ni tente ni sac de couchage.
Voici la bête ! Un bon vieux vélo d'au moins vingt ans. À l'origine utilisé par quelqu'un qui n'en veut plus, usé et cabossé, dépourvu de gadgets inutiles… Bref, un "véritable vélo de renonçant", si l'on peut dire.
Son nom ? Il n'en a pas. Pas de raison de s'attacher à un tas de ferraille et de pneus, même s'il nous permet de découvrir des lieux prodigieux.
Pas de raison non plus, d'ailleurs, de s'attacher à un tas de chair et d'os ! La bienveillance est une qualité saine et importante, mais l'attachement nuit gravement à la santé mentale.
Cela dit, si cela peut y contribuer, ce n'est pas le fait de nommer une chose – ou un bébé ! – qui crée de l'attachement. D'ailleurs, lorsque Bouddha fût encore prince, il a nommé son fils nouveau né. Il l'a appelé Rahula, qui signifie "éclipse de lune", mais dans l'esprit du prince, cela exprimait "entrave à la lumière". Ainsi, son fils était pour lui un attachement à briser.
Donc si un jour je m'attache à mon vélo, je l'appellerai Rahula !